Page 271 - Les Peseurs Jurés de Marseille
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Connaissez vous le “coup de boulon” ?
Renseignements pris auprès des plus anciens et chose extraordi-
naire et tout à fait impensable de nos jours, il faut bien reconnaître qu’il
n’y a jamais eu de gaucher parmi les peseurs jurés, pour la simple et
unique raison qu’un gaucher n’aurait jamais pu se servir d’une balance
romaine.
Le curseur ou boulon ne pouvait être déplacé que de droite à gauche,
les graduations les plus faibles étant situées sur la droite du fléau.
Il n’existait pas de romaine pour les gauchers donc il n’y avait pas
de peseur gaucher ; la main gauche tenait solidement le carnet de pesage
et servait aussi, grâce à son majeur qui appuyait sur le bout de la romaine,
en indiquant par la sensibilité qu’il y avait acquise, l’endroit où devait s’ar-
rêter le boulon.
D’ailleurs on pouvait aisément identifier un peseur juré car il avait
une main brune, celle qui portait le crayon, et l’autre blanche, parce qu’el-
le était toujours à l’ombre, sous le carnet, grand ouvert.
Les élèves peseurs à qui on donnait à manier cet instrument, pei-
naient énormément au début, car il ressemblait fort à un barreau de fer, sur
lequel on devait forcément déplacer le curseur ; il aurait été sans doute plus
facile pour eux, par la pensée, d’effectuer une psychostasie (pesée des
âmes), mais en l’occurrence toute leur âme était belle et bien vouée à ce
très difficile apprentissage.
Aussi des centaines voire des milliers d’allées et venues du curseur
sur le corps de la romaine étaient nécessaires pour acquérir le “coup de
boulon”, car le geste devait se faire rapidement, les “ barréjeurs “ qui sup-
portaient le poids des colis sur leur épaule vous regardaient avec un drôle
d’air si vous aviez tendance à peaufiner.
Cet apprentissage s’effectuait dans la salle des romaines ou 400 ins-
truments étaient laissés à la disposition des récipiendaires, qui venaient là,
après le cours théorique, pour acquérir ce “ sixième sens “, celui de peser
vite et bien !
D’ailleurs la sensibilité sous le majeur de la main gauche était telle,
puisque c’était lui qui reposait sur le bout de la romaine, que toute sa vie
durant, le peseur conservait cette faculté de savoir peser avec célérité,
comme quelqu’un qui sait nager ou qui sait se déplacer en bicyclette.
Il y avait des peseurs réputés rapides et d’autres qui l’étaient un peu
moins, les portefaix vous le faisaient savoir, quand le matin, ils vous mon-
traient un large sourire, vous voyant arriver, cela voulait dire qu’ils allaient
moins souffrir.
Un peseur qui devait entretenir sa dextérité dans le maniement de la
romaine (le temps c’est de l’argent et outre la fiabilité, les clients avaient
une exigence de rapidité) s’exerçait en faisant courir le curseur sur le bras
de la balance.
Le bruit caractéristique de la pièce sur les graduations a donné l’ex-
pression : “gratter du fer” !
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