Page 272 - Les Peseurs Jurés de Marseille
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Un voyage enivrant



                                        “Bonjour Monsieur le maître portefaix”
                                        “Bonjour Monsieur le peseur” répondit en soulevant son chapeau,
                                  l’homme à qui s’adressait ce salut.
                                        “Belle journée n’est ce pas ?” continua t-il. “Très chaude en effet, et
                                  certains le supportent mal” dit le peseur en jetant un regard amusé en
                                  direction du jeune homme qui l’accompagnait.
                                        “Holà mon garçon, il est vrai que tu n’as pas l’air bien vaillant. Ton
                                  travail serait-il si épuisant ?”, demanda le portefaix d’un ton goguenard.
                                        “Je crois plutôt que ces jeunes ne tiennent plus le coup”, répliqua le
                                  peseur en riant. “De notre temps, nous étions plus résistants”.
                                        L’adolescent bredouilla quelques mots d’excuse, mais le teint livide,
                                  l’œil un peu vague et le front perlé de sueur, il cherchait désespérément à
                                  reprendre ses esprits et à chasser la nausée qui lui portait le cœur au bord
                                  des lèvres ; la journée avait pourtant débuté sous les meilleurs auspices.
                                        Son oncle, qui connaissait bien le président des peseurs jurés, lui
                                  avait obtenu cet emploi de porte-romaine, très prisé des jeunes de son
                                  quartier du Panier, et il s’était rendu avec enthousiasme à sa première
                                  embauche.
                                        Son mentor, un peseur juré d’expérience, à l’air d’abord sévère,
                                  s’était révélé aimable et attentionné, lui donnant nombre d’explications et
                                  lui narrant mille histoires sur le métier.
                                        Son érudition l’avait impressionné et son admiration devant tant de
                                  savoir, n’avait fait que croître au cours de la journée. Ils s’étaient rendus
                                  de l’autre côté du Vieux Port, au bas de la rue Fort Notre Dame, dans un
                                  entrepôt dont le seul nom “Les Ports Sud” évoquait déjà le voyage.
                                        A l’intérieur, des centaines et des centaines de sacs contenaient des
                                  épices odorantes ainsi que des fûts de toutes tailles ; ils étaient soigneuse-
                                  ment alignés sur les planchers, attendant d’être pesés et jaugés.
                                        Amérique, Antilles, Afrique, Indonésie, Australie... On faisait le tour
                                  du monde à la seule lecture des origines inscrites au pochoir, sur les sacs.
                                        Les odeurs de cannelle, de vanille, de poivre, d’anis et de safran le
                                  disputaient aux effluves d’alcools exotiques. Ces senteurs, dont le bâti-
                                  ment en bois était totalement imprégné, donnèrent au voyage une tournu-
                                  re imprévue.
                                        Deux heures à peine s’étaient écoulées, lorsque le jeune porte-
                                  romaine ressentit les premiers symptômes de l’ivresse qui allaient bientôt
                                  l’envahir complètement.
                                        Ce phénomène assez courant faisait dire au sein de la corporation
                                  que les peseurs jurés qui officiaient aux “Ports Sud” rentraient souvent en
                                  portant la balance romaine sur une épaule et le porte-romaine sur l’autre...
                                        Ceci, bien sûr, fait partie de la légende du pesage.



                                                                                              Pierre Bertoncini



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