Page 274 - Les Peseurs Jurés de Marseille
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Les mille maux de Jean Gohier, le marathonien du pesage !
Année 1952, revenu du service militaire et neuvième du dernier
concours, j’étais voué à effectuer les opérations les moins rentables, jus-
qu’en 1955, année du concours suivant.
Un samedi, un bateau chargé de sacs de sucre, en provenance de
Cuba, pénètre dans le port et se fait harponner à l’entrée de la passe, juste
au-dessus de la ligne de flottaison, par une mahonne, basse sur l’eau ;
avec la vitesse et la moustache d’étrave, l’eau entre par la brèche de plusieurs
mètres faite dans le bateau, et se mélange au sucre.
On le fait accoster le plus vite possible à la 8 ème section des Docks
où il y avait à l’époque un hangar avec terrasse et on commande un peseur
juré et 4 bascules de 3 Tonnes, que l’on dispose, distantes de 4 à 5 mètres,
l’une de l’autre, pour effectuer la première vacation de 7h30 à 13h30.
Le samedi après midi, ce genre d’opération bizarre, avec des sacs
qui ressemblent à des tas de confiture dégoulinante n’intéresse personne et
je dois me résoudre, étant dernier, à me charger de la 2 ème vacation.
De 13h30 à 21h30, ce ne sont que va-et-vient, les pieds dans la
mélasse, entre les bascules ; à 21h, les représentants du commerce vien-
nent me voir pour me dire que ce n’est pas fini, que faire?
En 1952, personne ne possédait le téléphone à la maison, et le
bureau central étant fermé, je me vois contraint de rester, on m’apporte un
sandwich et une bière et me voilà reparti pour opérer de nuit !
Le lendemain vers 5h30, même processus et même travail, change-
ment de dockers mais pas de peseur jusqu’à 13h30 et bien sur aucun remè-
de roboratif (95) à ma portée ; il m’est alors signifié que l’opération stop-
pera vers 15h30.
J’arrive chez moi, complètement disloqué par la fatigue et les yeux
rougis de sommeil, pour trouver ma famille en pleurs et pratiquement en
deuil, me pensant mort quelque part, car personne, police et hôpitaux ne
m’ayant trouvé dans leurs services.
Le lundi matin suivant, après avoir opéré comme d’habitude, à par-
tir de 5h, à la criée de l’océan, j’arrive au bureau central de la Joliette, tout
en me disant : je vais maintenant pouvoir tarifer cette si longue opération,
que je savais juteuse quant à son rapport.
Tonnage faramineux, heures supplémentaires du samedi à partir de
21h30, plus heures de nuit, plus heures du dimanche, et j’arrive à un total
de gains qui représente plus du double de ce que je gagnais alors dans le
mois, qui n’était pas bien gros, il est vrai.
La copiste qui récupère mon carnet, afin d’établir les bulletins de
poids officiels, où j’avais soigneusement tout explicité, prend peur quand
elle arrive à la somme, pense que je me suis trompé, et va voir aussitôt sa
supérieure, qui déclare:
“Ce peseur est un jeune, il doit y avoir quelque part une erreur” !
La voilà qui se dépêche, séance tenante d’aller voir le secrétaire
général, lequel lit tout et contrôle minutieusement la tarification, pour tom-
ber sur les mêmes chiffres que moi, et ne peut s’empêcher d’aller consul-
ter le président.
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